Interview de Philippe
Coudray par
Vincent Cuvellier (2006),
auteur jeunesse que vous pourrez découvrir
au http://www.20six.fr/vincentcuvellier
"Bonjour
Philippe,
Bonjour.
-
Est ce que
Barnabé est philosophe?
Oui,
il peut
se le permettre parce qu'il est assez fort pour ne pas avoir de
prédateurs, il est végétarien et
trouve sa
nourriture facilement, bref, il est dégagé des
contingences matérielles.
-
Et toi?
Je
suis
peut-être un peu philosophe, mais uniquement sur les sujets
qui
m'intéressent, comme l'art.
-
Qu'est ce
qui le différencie de tous les autres personnages de bd ou
de
romans?
La
plupart
des personnages de BD d'humour font rire parce qu'ils sont
bêtes.
Ce n'est pas le cas de Barnabé. Mon frère
Jean-Luc et moi
prenons le risque de créer des personnages intelligents
(voir
les strips "Bérêt et Casquette", de mon
frère).
-
Tu as une
drôle de vision du monde, un peu basée sur les
effets
d'optiques, comme si tu voyais tout en décalé. Tu
vois
tout en décalé?
Sans
doute,
mais je ne peux pas m'en rendre compte, étant mon propre
repère... J'ai plutôt l'impression
d'être un
extra-terrestre.
-
Question
indiscrète : tu as un frère jumeau. Est
ce que
enfant, le fait d'être jumeaux vous faisaient voir le monde
différemment?
Forcément
: nous n'étions entourés que de gens qui se
moquaient de
nous, qui nous confondaient tout le temps, et qui refusaient de faire
l'effort de nous différencier. Difficile dans ces conditions
d'aimer les gens. Je me suis un peu rattrapé depuis, mais au
prix d'un gros effort.
-
Pourquoi
Barnabé n'a aucune personnalité ?
Mon
désir de traiter de sujets universels est tel que donner une
personnalité à Barnabé serait pour moi
tomber dans
l'arbitraire. Ceci étant dit, je pense qu'il en a une
malgré tout qui apparaît en filigrane, qui est une
sorte
de flemme coriace : il résout souvent les
problèmes en ne
bougeant pas.
-
Comment tu
présenterais en deux lignes ta série
Barnabé
à quelqu'un qui n'en a jamais entendu parler?
Une
BD
d'humour pour tous les âges, dans laquelle je cherche
à
produire de petits modules de pensée qui brisent la
pensée routinière par des raccourcis inattendus.
Un peu
finalement comme les koans zen, le but étant finalement
d'éveiller l'esprit, sauf que je m'adresse autant
à moi
qu'aux autres. Je suis disciple de mes propres créations
(mais
pas seulement des miennes, heureusement !).
-
Et toi?
comment tu te présenterais en deux lignes...?
Une
sorte de
chercheur cherchant à concilier les contraires.
-
Tu as grandi
où?
J'ai
grandi
à Bordeaux jusqu'à 10 ans, puis en Tunisie
jusqu'à
14 ans, puis retour à Bordeaux. La Tunisie m'a
apporté la
découverte de la nature et de l'architecture arabe.
L'univers de
Barnabé provient de vacances dans les Alpes. Rien finalement
qui
vienne de Bordeaux. Je ne bois même pas de vin !
-
L'univers de
Barnabé est à la fois en pleine nature et
très
froid, très lisse... tu peux en parler cette dichotomie?"
Je
veux lui
donner la "lissité" de la logique,
débarrassée de
tout élément complaisant. Car c'est en
étant
rigoureusement logique que l'on peut faire apparaître les
limites
de la logique, les paradoxes, etc. La nature est là pour
apporter un décor esthétique.
L'esthétique
participe à la neutralité : le moche est une
présence, le beau une absence.
-
Qui es tu?
Un
produit
concentré des névroses de mes parents, des
français, des occidentaux, et des êtres vivants en
général.
-
Pourquoi tu
t'appelles Philippe Coudray ?
J'ai
préféré garder mon nom que de prendre
une marque
de lessive comme certains dessinateurs. De plus mon prénom
me
distingue de mon frère.
-
Que vois tu
de ta fenêtre? (déja dit, je sais)
Une
façade bordelaise classique.
-
Te
promène tu souvent dans la nature?
Oui,
j'ai
besoin de me déplacer dans un environnement non
pollué
par la pensée humaine. La nature est belle donc
non-intrusive,
elle respecte l'esprit.
-
Si on
t'obligeait à être président de la
république, quelle serait ta première loi?
Supprimer
la
publicité.
-
Barnabé est il heureux?
Complètement.
Son bonheur est un postulat. Le reste vient après.
-
Est ce que
le monde de Barnabé existe en vrai?
Il
existe
forcément quelquepart, sinon je n'aurais pas pu l'inventer.
-
Qu'aurais tu
fait si tu avais vécu à la préhistoire?
J'aurais
établi une relation avec l'homme de néanderthal
plutôt que de le repousser dans les terres gelées.
-
Que serais
tu devenu si tu n'avais pas été artiste?
J'aurais
peut-être fait de la biologie ou de la zoologie.
-
Pourquoi tu
réponds à mes questions?
Mes
réponses m'intéressent.
-
Que ne
comprends-tu pas?
Je
crois que
c'est l'existence de l'esprit, avec tous les paradoxes que cela
engendre, que je ne comprends pas. L'esprit semble répondre
à une logique mathématique différente
de 1 + 1 =
2, ce serait plutôt quelque chose comme des additions
d'infinis.
Il me semble aussi que l'un des paradoxes surprenant est le fait que la
matière, depuis qu'on a prouvé que ce n'est que
de
l'énergie, a une existence relative. En effet
l'énergie
est une notion relative et non absolue, un corps n'étant
animé que par rapport à un repère
extérieur. Donc la matière n'est rien en soi, et
elle
fuit cette inexistence en se divisant à l'infini, donc en
multipliant les repères extérieurs à
l'infini dans
une sorte de fuite en avant qui finit par reconstituer artificiellement
un absolu.
-
Sais tu
nager ?
J'avais
très peur de l'eau quand j'étais enfant mais j'ai
appris
à nager et c'est l'une des peurs que j'ai pu surmonter
entièrement.
-
Es tu un
ours ?
Je
ne vois
pas de différence entre un ours et moi.
-Qui
est
Barnabé ?
Quelqu'un
qui
comprend tout parce qu'il ne croit à rien.
-
Je te laisse
une dizaine de lignes pour parler aux gens de ce que tu veux: vas y:
(une de tes passions, un truc que tu aimes ou qui
t'énerves...)
Beaucoup
de
choses peuvent énerver aujourd'hui, mais il ne s'agit que de
cycles : il y a des périodes ou on respecte les gens puis
d'autres ou on ne les respecte pas, des alternances de guerres et de
paix, de morale et d'immoralité, etc. Mais aujourd'hui il y
a
une nouveauté, du jamais vu: c'est
l'irréversible.
L'irréversible, c'est la destruction de la
biodiversité.
Il s'agit d'un apauvrissement définitif du milieu dans
lequel
nous vivons. C'est une victoire définitive de la
bêtise :
les pauvres en esprit transforment le monde à
l'image
réduite qu'ils en ont. Cette amputation est
particulièrement déprimante : les
aveugles
détruisent ce qu'ils ne voient pas et ne verrront jamais.
C'est
pourquoi développer la sensibilité à
l'art, donc
à la nature me paraît essentiel. La nature est
à la
civilisation ce que l'inconscient est à l'esprit : une zone
de
création. Ceux qui détruisent la nature sont ceux
qui
n'ont pas accès à leur propre inconscient.
D'où
l'intérêt de l'art...